INNOVATION  29/11/2018

50 nuances de regrets : dans l’intimité des programmes d’innovation

Par Eric Lemoine, Digital Evangelist et CEO fondateur de Reloaded et de House Of Codesign

Il n’est pas rare d’entendre le responsable innovation d’une grande française se désoler du gâchis des projets classés sans suite : 1% seulement de leurs initiatives sortirait réellement au bout de 18 mois.

De nombreux CDO de grands groupes français font un constat analogue, au point que certains d’entre eux pensent à fonder un club des CDO dépressifs… De fait, les organisations connaissent toutes, ou presque, les mêmes difficultés à accoucher leurs propres programmes d’innovation. Pourtant bien souvent issus d’idées brillantes et originales. Or, au vu de l’importance de l’innovation dans la transformation et donc la survie des entreprises, dans un environnement aussi agressif que changeant, il faut se poser la question de l’inefficacité de ces programmes et des méthodes qui les portent.

Mais changeons de point de vue pour imaginer tout ce que la réussite de ces programmes pourrait amener : une entreprise philosophiquement agile, capable de se transformer en permanence ; de nouvelles activités comme autant relais de croissance ; des collaborateurs agissant pour et sur l’avenir de leur entreprise, écoutés et valorisés ; des utilisateurs fidèles, prêts à recommander le service ou produit ; des résultats économiques à la hausse, enfin, à moyen/ long terme. Cette liste, qui n’est pas exhaustive, représente la perte nette liée à l’échec des programmes d’innovation. Les raisons de ces échecs sont nombreuses, mais on peut en isoler trois comme particulièrement symptomatiques.

Comment 0 + 0 + 0 font bien 0

Tout d’abord, le « zéro risque ». Une entreprise est génétiquement conçue pour assurer à la fin de son exercice un revenu de x ou y% à ses actionnaires. Tout est prévu dans l’organisation pour éliminer le moindre risque et garantir cette finalité financière. On a ainsi déjà vu des programmes d’innovation portés par de jeunes collaborateurs ramenés par un système Chaperon dans les clous du seul chemin « praticable ». L’initiative portée par les jeunes collaborateurs visait précisément à expérimenter, à tenter de faire autrement, plus simple, plus rapide, moins cher. Mais le groupe a finalement imposé sa vision et sa manière, celle qui rassure parce qu’assidûment pratiquée, et le système a tué le risque, c’est-à-dire la différence.

Ensuite, le « zéro moyen ». Un point bien souvent relayé et qui peut sembler aussi paradoxal, c’est le manque de moyens alloués à ces programmes. Il y a bien entendu les moyens économiques qui sont très directement quantifiables, et les entreprises françaises sont plutôt très avares de financement, mais aussi les moyens humains. Une grande partie de ces programmes fonctionnent sur la motivation des uns et des autres et donc sur leur capacité à « donner du temps ». Le collaborateur doit alors jongler entre son quotidien, déjà bien rempli, et sa volonté de s’impliquer, son envie de bien faire. C’est aussi le plus sûr chemin pour créer des tensions avec les managers de proximité qui ne voient que la perte de ressource et un salarié qui va faire « des machins qui ne servent vraiment à rien ».

Enfin, la troisième raison regarde du côté « zéro capacité de projection ». Le fonctionnement pyramidal fait que tous ces projets dépendent très vite de l’organisation établie et du business model de l’entreprise : ses budgets, sa rentabilité, la disponibilité des équipes… Une innovation au service de l’existant pourra prendre sa place avec du temps ; c’est tout le sujet de la transformation numérique qui touche au changement des fonctionnements et compétences de chacun. En revanche, plus une initiative sera en rupture avec le fonctionnement de l’entreprise et plus l’institution prendra un malin plaisir à la rejeter. Il faudra alors monter une équipe « commando » hors des process et du quotidien. Je n’ose imaginer le quotidien de l’équipe Kodak qui a déposé le brevet du capteur numérique au mitan des années 70… La capacité à se projeter sur un temps plus ou moins long et avec des organisations totalement différentes est, je crois, la démonstration d’une vraie intelligence collective. C’est mettre l’intérêt de l’institution au-dessus des intérêts particuliers – en particulier celui des actionnaires. Jeff Bezos, par exemple, a su bloquer pendant des années les dividendes au profit de l’innovation pour atteindre le niveau inégalé de 23Md$ en 2018.

Sortir l’innovation des XLS et des PPT

Mais alors, comment faire pour dépasser ces situations bloquées et libérer l’innovation de ses entraves ordinaires ? Comment venir à bout des résistances de l’habitude, rassurer les gardiens du Temple ? Pour commencer, il faut accepter de se faire aider par des experts de la transformation. Un programme d’accompagnement conçu pour débloquer ces situations et reposant sur une sorte de « pacte d’innovation » est une nécessité. Un pacte qui doit se décliner en quelques règles, très précises : par exemple, il faut que le sponsor soit impliqué politiquement, qu’il présente l’objectif général et ses attentes en termes de problématique (mais il ne fait pas partie de la solution). La problématique doit être remise en cause pour que le collectif s’approprie et valide le vrai problème (et pas un objectif). Tout le monde intervient dans l’intérêt unique du projet, sans étiquette ni niveau hiérarchique. Chaque grande étape doit être validée par une phase de test. Aucune étape de validation ne se finit sans se projeter dans la suivante, etc.

Un programme d’accompagnement dédié peut en effet radicalement changer la donne en amenant les organisations à oser faire autrement, à bousculer leurs méthodes de travail. Pour sortir ses projets d’innovation, il faut avoir la notice et savoir la lire. Pour ce faire, on peut distinguer trois étapes essentielles. La première, c’est la tête dans les étoiles, la réflexion préliminaire, où il s’agit de répondre à une question très simple (« pourquoi devons-nous faire ça ? ») et de trouver l’idée permettant de régler la problématique. La seconde, c’est le moment où l’on remet les pieds sur terre pour concevoir, fabriquer et tester un prototype le plus rapidement possible – et valider que l’idée est bonne. Pour la troisième étape, on s’y met pour de vrai et on lance le projet en méthode agile ; une étape indispensable pour les projets en vraie rupture avec l’existant et qui demandent de faire un pas de côté pour se projeter.

Bref, si l’on veut donner vie à ses initiatives, et sortir ses projets d’innovation du couloir de la mort programmée, il faut oser une autre méthodologie et s’abandonner en confiance aux soins de ceux et celles qui en ont fait leur métier, et plus encore, leur vocation.

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